1978 – Cinquième parade – Ce fut mon premier tour emmerveillé sur les hauteurs de Nice, les trois scènes de Cimiez : Arena, Dance et Garden !
GRANDE PARADE DU JAZZ DE NICE, BRAVO, MISTER WEIN !
C’est tout naturellement au Lionel Hampton All Star Big Band, augmenté, pour la circonstance, de Stéphane Grappelli, qu’est revenu l’honneur de clore, le 16 juillet, dans des arènes de Cimiez archicombles, la Ve Grande Parade. Il s’est acquitté de sa mission avec le panache et le brio que l’on devine, stimulé par un public chaleureux. Dans le même temps, sur un autre podium, Memphis Slim, accompagné par les « petits Français » (Moustache, Michel Atténoux, Géo Daly, Marcel Zanini, Irakly, Teddy Martin, Daniel Amelot, Christian Donnadieu, Claude Gousset), jouait et chantait le blues, bouclant ainsi la boucle ouverte le 6 par Carrie Smith et le World’s Greatest Jazz Band.
Onze jours de jazz plein, de jazz total. Onze jours dont aucun ne ressembla exactement au précédent, chacun apportant sa note d’imprévu, d’insolite : la rencontre, fortuite ou non, d’où jaillit l’étincelle; la révélation d’un nouveau talent, ou la confirmation d’un musicien éprouvé. Si bien qu’à l’heure du bilan on est saisi d’admiration pour l’extraordinaire densité d’un festival dont l’originalité s’affirme d’année en année.
Originalité du cadre et de la formule, profusion et diversité des styles et des musiciens. Cette année, l’accent était mis sur le blues, avec la présence d’authentiques spécialistes : outre Memphis Slim, le groupe de Buddy Guy/Junior Wells et le Chicago Blues All Stars, sans oublier Eddie Vinson, Carrie Smith et Helen Humes — encore que le répertoire de cette dernière fasse une large place aux ballades et aux standards. On attendait avec curiosité le groupe cajun de Clifton Chenier... C'est le professor Longhair qui le remplaça, quasiment au pied levé, distillant non sans humour un rock'n'roll roboratif, tel qu’il le joue depuis des années dans sa bonne ville de La Nouvelle-Orléans.
La présence de formations régulières, composées de musiciens habitués à travailler ensemble, plus nombreuses que les années précédentes, a sans doute évité quelques fâcheux errements et favorisé une plus grande homogénéité. Inutile de revenir sur le All Star de L.Hampton, largement plébiscité, et à juste titre.
Chacun peut s’y exprimer librement sans que soient pour autant négligées les orchestrations. Et les solistes qui le composent disent assez la valeur de l’ensemble.
Le Big Band de Buddy Rich, pour sa part, fait preuve d’une cohésion exceptionnelle, sous la houlette de son batteur-chef d' orchestre. Les arrangements ne manquent ni de punch ni de saveur, évoquant parfois ceux de Stan Kenton. Dirais-je pourtant que l'ensemble me paraît pêcher au niveau des solistes, tous jeunes gens à la technique irréprochable, mais qui ont, visiblement, peu de choses à dire ?
Remarquables dans leur genre respectif, les orchestres de Bill Doggett, au sein duquel s’est révélée la chanteuse Tony Williams, le quartet de Dizzy Gillespie, le quintet de Jonah Jones. Ce dernier demeure un grand trompettiste à la sonorité pleine et à l’inspiration constante. On aurait mauvaise grâce à lui reprocher quelques affèteries « commerciales ». S'il en usa (rarement) à Nice, du moins n’en abusa-t-il pas. Non plus que les glorieux grognards du dixieland que sont et demeurent les Budd Freeman, Wild Bill Davison, Pee Wee Erwin et autres Yank Lawson et Bob Haggart, membres du « World’s Greatest Jazz Band » (n’ayons pas peur des mots... l'emphase, c'est, aussi, un ingrédient du jazz !).
Comment ne pas citer, au chapitre des satisfactions, le trio de Bill Evans, accompagné de main de maître par le batteur Philly Joe Jones; celui de Kenny Burrell; le sextet de Stan Getz; et, surtout, le quartet de Stéphane Grappelli, qui a trouvé en Diz Dizley et John Etheridge deux excellents guitaristes ?
D'ailleurs, la V* Grande Parade fut un peu, aussi, celle des guitaristes, corporation particulièrement bien représentée, ce qui nous valut d’intéressantes confrontations : Bucky PizzareMi, Kenny Burrell, Rodney Jones, Christian Escoudé, Diz Dizley, autant de merveilleux musiciens, prompts à se stimuler, voire à se défier en des joutes amicales qui sont, elles aussi, propres à ce festival hors du commun. Car la jam session y est reine. Outre les rencontres prévues et organisées (chaque ensemble recevant, pour la durée d’un set, un ou plusieurs invités), il n'est point rare de voir, impromptu, sauter sur le podium un musicien qui passait par là et vient spontanément se joindre au groupe. Tant il est vrai qu’en jazz rien n’est jamais tout à fait prévu, et que l’improvisation tient à conserver la primauté... Dizzy Gillespie est coutumer du fait. Il lui arriva même de troquer pour une... guimbarde sa célèbre trompette coudée, de jouer et de chanter le 'blues en compagnie des Chicagoans avant de faire un petit tour du côté de chez Bill Evans ou Red MitcheM.
De ces rencontres, il arrive que naissent de petits joyaux, éphémères — sauf à les graver sur bande magnétique, ainsi que le font avec plus ou moins de bonheur et de science de nombreux amateurs. Moments parfaits que ceux où John Lewis rejoint Grappelli pour jouer « Django », où Illinois Jacquet et Guy Laffitte dialoguent au saxophone-ténor... On voudrait les citer tous, ces instants subtils où des musiciens en état de grâce communient entre eux — et avec le public — dans l'amour de la musique. Comme on est loin, très loin, alors, des impératifs du show-business et du vedettariat ! On a le sentiment de se retrouver simplement, entre gens de bonne volonté réunis pour célébrer un même culte : celui du jazz aux cent visages, dont l'exigence première se nomme authenticité.
Ainsi se rejoignent, par-delà les styles et les modes, un Eubie Blake, qui, à 95 ans sonnés, convertit avec une belle ardeur Chopin en ragtime, et un Bill Evans dont l'influence s’est exercée et s'exerce encore sur toute une génération de pianistes modernes, de Chick Coréa à Keith Jarrett.
En ouvrant encore l’éventail des genres tout en évitant le piège de la nouveauté pour la nouveauté, George Wein a donc visé juste. Le public a répondu au-delà même de ce que l’on pouvait prévoir, témoignant de l’audience croissante que connaît chez nous le jazz. La Ve Grande Parade est morte, surpassant par son ampleur et son éclat toutes ses devancières. Voilà qui laisse bien augurer de la VIe, qu’il conviendra de saluer dans un an, lorsqu’elle profilera, sur les oliviers de Cimiez, son cortège de bons et grands serviteurs du jazz.
Jacques ABOUCAYA.